Que faire de nos angoisses ?

Incontestablement, nous traversons actuellement une période très agitée. La guerre, l’incertitude climatique, l’agitation sociale rugissent et s’affichent partout autour de nous. Très certainement, cela fait émerger des questionnements, des peurs et des angoisses.

Je suis frappé par le nombre de mes clients qui me parlent d’angoisses, de nuits sans sommeil, de tensions internes, comme un mal-être diffus qui brouille la pensée, torture le corps et agite l’esprit. « C’est comme si tout était froissé sous la peau », décrit une jeune cadre, « comme si j’étais mal habillée de l’intérieur ». « Je me réveille trop tôt le matin, les muscles tendus et les pensées qui tournent déjà en boucle », me dit un autre. « Cette tristesse que je ressens continuellement, elle me colle à la peau et je n’en veux plus », me confie un troisième.

Au début de notre ère, le philosophe stoïcien Epictète[1] disait que ce qui trouble les Hommes, ce ne sont pas les choses mais les jugements qu’ils portent eux-mêmes sur les choses.

Vous me direz qu’à cette époque, les philosophes grecs ne vivaient pas dans notre monde hypermédiatisé où des quantités colossales d’informations viennent continuellement et inconsciemment solliciter nos sens et activer nos jugements.

Malgré tout, nous est-il encore possible d’adopter la première discipline des contemporains de Marc Aurèle[2], à savoir discipliner nos jugements ? Avons-nous le temps et les occasions de faire le tri entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous ? Savons-nous discerner dans nos pensées ce qui relève de la supposition, ce qui provient de nos croyances toutes faites, ce que nous projetons de notre propre vécu ?

J’invite souvent mes clients à faire cet exercice. Décrire avec précision les informations dont ils disposent. Exprimer à haute voix les pensées qui leur viennent. Prendre conscience des manifestations dans leurs corps.

Et faire pause.

Une pause, comme le suggérait Epictète, pour arrêter ces idées et ces sensations qui se présentent à nous « à l’insu de notre plein gré ». Faire une pause pour demander leurs papiers d’identité à nos pensées immédiates. D’où provenez-vous, paroles et images qui m’assaillez ? Comment vous êtes-vous construite dans ma pensée ? A qui appartenez-vous ? A mes parents ? A ma culture ? A mon histoire personnelle ? Et vous, douleurs et somatisations qui se manifestez dans mon corps, que cherchez-vous à me dire ? Contre quoi espérez-vous encore me protéger ?

C’est à cela que sert mon cabinet. Un endroit où il est possible de prendre le temps. De s’interroger soi-même plutôt que de se laisser embarquer par toutes ces idées noires qui s’imposent, pour laisser glisser toutes ces angoisses qui enserrent le corps et emprisonnent le cœur. Oublier l’urgence. Prendre le temps d’être en lien avec soi-même. Se donner le droit de ne pas être seulement fusible d’un passé révolu, d’une histoire qui se répète.

Alors, que pouvons-nous faire de nos angoisses ?

Il y a l’angoisse qui vient de l’information continue. Or, trop d’information ne fait pas que tuer l’information ; elle noie celui qui trop souvent s’y baigne. Avons-nous le droit de poser cette question ? Avons-nous réellement besoin d’autant de connexions ?

Il y a l’angoisse dont nous sommes les initiateurs. Celle produite par nos propres jugements sur les choses, celle qui provient de nos croyances sur nous-même, sur les autres et sur le monde. C’est à celle-là que s’adresse la plupart des théories et pratiques de l’accompagnement par le coaching et la psychothérapie. Faire face à ces angoisses requière une discipline : faire confiance à un autre.

Il y a l’angoisse « gobée ». Plus profonde, plus difficile à mettre en mots, elle s’est installée en nous quand, enfant, nous vivions au contact des adultes. Paradoxe terrible de constater que ceux-là même qui nous enseignaient la vie déposaient en nous leurs propres peurs ! Inconsciemment, en faisant de leur mieux avec amour pour notre bien[3].

L’angoisse gobée est inscrite dans notre identité. Nous croyons qu’elle est à nous alors que, le plus souvent, elle ne nous appartient pas. Parce que cette forme d’angoisse appartient au monde imaginaire de l’enfant que nous étions, elle se travaille avec du symbolique, avec le geste, avec le corps. J’évoque ici le domaine du travail psycho-corporel.

Face à l’angoisse gobée, la pensée est un leurre, pire, elle est même un piège. Pour traiter ces angoisses, il faut reconstruire. Reconstruire le lien à l’autre. Reconstruire le lien au monde. Reconstruire le lien à soi. Et c’est dans la relation avec un autre, un psychopraticien, parfois au sein d’un groupe de thérapie, au travers d’un projet personnel mené sur le moyen-long terme, que l’on peut profondément et durablement retrouver de la sérénité. Ne rien rejeter, ne rien effacer mais accueillir l’angoisse plutôt que de lutter contre elle, l’apprivoiser plutôt que de lui faire la guerre.


[1] Epictète (50-125 ap. J.-C), philosophe grec stoïcien. Il défend la thèse que l’homme peut parvenir à la liberté et au bonheur, en ne s’attachant qu’aux biens qui dépendent de lui. Pour en savoir plus, se reporter au Manuel, lequel est un résumé de la doctrine stoïcienne, condensé de son enseignement rédigé son disciple, Arrien.

[2] Marc Aurèle (121-180 ap. J.-C), empereur, philosophe stoïcien et écrivain romain. Auteur des Pensées pour moi-même. Pour en savoir plus, se reporter à Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, initialement publié sous le titre La Citadelle intérieure, de Pierre Hadot

[3] Petit clin d’œil à C’est pour ton bien, de Alice Miller.

Le soufflé au fromage

Chaque fois que nous sommes confrontés à un problème, à fortiori lorsqu’il est complexe, chacun de nous doit choisir entre deux options : affronter la réalité et ses dangers ou percevoir le monde de manière à ce qu’il cadre avec ses croyances et ses certitudes. La méconnaissance est un mécanisme inconscient auquel nous sommes tous exposés.

Lors d’un entretien au cours duquel nous faisions l’analyse de son besoin en formation, le dirigeant émis cette phrase : « je ne veux pas que cette action soit comme un soufflé au fromage ».

« Une demande implicite, pensais-je, il ne veut pas que sitôt terminée, l’effet de la formation s’effondre en sortant du four ».

A cet instant, peut-être que mon interlocuteur considérait qu’une formation bien faite pouvait conduire à des changements de comportements et que, d’un coup d’un seul, les anciennes pratiques seraient remplacées par de nouvelles, plus ajustées, plus performantes, plus collectives.

Cette idée pouvait sans doute être portée par une noble intention et justifiée d’un point de vue économique. Mais je fis l’hypothèse que le dirigeant manifestait une méconnaissance.

En Analyse Transactionnelle, la méconnaissance est définie comme l’omission inconsciente d’une information utile à la résolution d’un problème. Elle s’accompagne d’une distorsion de la réalité, c’est-à-dire d’une exagération d’un des aspects de cette réalité.

En l’occurrence, je pensais que l’omission était que tout changement demande du temps. Faire changer les habitudes et les comportements nécessite un travail régulier centré sur la lutte qui nait entre l’évidence rationnelle du changement et l’homéostasie du système. La force de cette forme de résistance réside dans le tissu de nos peurs inconscientes et souvent refoulées, difficilement avouables dans le cadre professionnel.

La distorsion que j’avais à l’esprit était l’idée qu’une formation, lorsqu’elle est bien menée et bien argumentée, peut être suffisante pour conduire aux changements voulus.

Cependant, quand on fait un travail en individuel, on peut observer que deux facteurs sont indissociables du processus de changement : la fréquence du travail et la solidité de la posture de l’accompagnant.

La régularité participe à la mise en conscience des mécanismes d’évitement refoulés. La capacité de l’accompagnant à se montrer solide, ferme et en même temps bienveillant permet à la personne d’être soutenue et encouragée dans la découverte et l’expérimentation d’un faire différemment.

Pour une équipe, ces deux facteurs sont tout aussi fondamentaux : aucun changement ne peut être envisagé sans qu’une forme de régularité soit mise en œuvre et sans que le leader incarnant le changement ne soit présent tout au long du travail.

En d’autres termes, je suis convaincu qu’une formation n’est jamais suffisante pour conduire à un changement. Cette forme d’action doit nécessairement être inscrite dans un projet plus large avec des objectifs à moyen terme au cours duquel les personnes concernées seront régulièrement réunies, en présence de leur leader, pivot central et incarné de la réassurance et de la sécurité dont a besoin chacun des acteurs.

Pour revenir à notre histoire, la suite de l’entretien infirma mon hypothèse. Mon interlocuteur était parfaitement conscient de la situation et n’avait émis dans sa phrase du début que la force de son intention.

Dois-je faire l’hypothèse que j’ai, moi aussi, quelques méconnaissances ?